Pour les 3 communes, retour sur notre histoire contée en 4 parties
le 21.06.2024
– …
– T’es de où, déjà?
– Ben de la Vallée. Enfin d’un des bouts de la Vallée. Pace qu’y te faut bien comprendre qu’y a deux bouts, à la Vallée. Çui d’où je viens, le bon bout, et pis l’autre. Et ceux de l’autre bout disent la même chose : y sont du bon bout et nous, de l’autre bout. Tire pas c’te tête, c’est pourtant simple à comprendre. Je reprends. Y’a deux…
– Ça va, j’ai compris, à peu près. Et t’es duquel, de bout, toi ?
– C’te question! Je viens de te dire, du bon, bien sûr! Mais ce ne sont que de petites chamailleries entre Combiers. Pace que, vois-tu, d’un bout à l’autre, du Bas-du au Pont ou du Pont au Bas-du, c’est la Vallée. On est tous du même coin, mais divisé en trois communes.
– Trois communes? Je croyais que la Vallée n’en formait qu’une seule.
– Ben non, heureusement. Et ça remonte pas à hier, ce découpage. J’te la fais courte, pace qu’y’a des siècles d’histoire. On dit que dès le VIe siècle, peut-être, quelques ermites auraient habité la Vallée et que dut apparaître l’établissement religieux de Dom Poncet aux abords du lac Ter, dans la combe du Lieu. Une douzaine de moines bénédictins y auraient résidé et auraient commencé à modestement défricher. Mais ce Lieu-Poncet va progressivement décliner au cours du Moyen Âge. Et certains seigneurs du pays de Vaud en ont profité, dont les très influents Grandson-La Sarraz qui ont installé, au début du XIIe siècle à l’abbaye du Lac, un ordre de moines récemment fondé, les Prémontrés. Mais voilà: cet ordre, les «moines blancs», était le rival de celui installé au Lieu.
– Des faux frères, quoi…
– On peut dire, ouais.
– Rivaux, tu dis ? Y se sont tout de même pas tapé dessus ?
– Ben tu crois pas si bien dire… On dit qu’ils se flanquaient des trifougnées de première. A coup de rames …
– A coup de rames?
– Comme j’te dis. Le lac de Joux, très poissonneux, était une de leurs ressources alimentaires principales. Et s’ils avaient le malheur de se rencontrer lorsqu’ils pêchaient en bateau, y réglaient leur compte.
– Mais le lac était à tout le monde, non?
– Que tu crois. Les Prémontrés revendiquaient la possession de toute la Vallée. Et les Bénédictins aussi, bien qu’en perte d’influence. Ils pouvaient pêcher moyennant redevance à ceux de l’abbaye du Lac. Redevance qu’ils rechignaient à payer. On sait pas de sûr si cette guéguerre est authentique, mais en tout cas elle alimente un des mythes fondateurs de la Vallée. Mais ce qui est vrai, ce sont bien les Prémontrés qui sont devenus les maîtres de tout le territoire. Exactement ce que voulaient les Grandson-La-Sarraz avec le droit de regard sur la nouvelle abbaye et ses terres. Ainsi, le seigneur était à même de contrôler un vaste territoire, de mieux surveiller les lieux de passage, de même que les frontières.
– Et ça a duré longtemps ces bringues?
– Une huitantaine d’années. Au tout début du XIIIe siècle (1204), la querelle entre les deux abbayes prenait fin par un acte de concession aux frères du Lac de la possession du Lieu-Poncet moyennant dîme annuelle qu’il payèrent durant 2 siècles.
Jean-François Aubert
Suite la semaine prochaine
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Sources :
Le langage combier (Charles-Hector Nicole)
Wikipédia (Vallée de Joux, l’Abbaye, Le Chenit, Le Lieu)
le 26.06.2024
– Tu me parles que de moines, d’abbaye, de couvent. Mais quand sont arrivés les premiers habitants?
– Ça t’intéresse vraiment? Pace que y’en a encore pour un moment à te raconter tout ça. Mais je vais essayer de te condenser au mieux. Les habitants? Y sont venus au compte-gouttes. La Vallée n’était pas des plus accueillantes, à cette époque. À l’exception des prairies autour de l’abbaye et de quelques champs cultivés par les valets des religieux, tout le territoire n’était que des «joux noires» impénétrables et encombrées de fondrières. Le premier laïc à mettre les pieds ici s’appelait Perrinet Bron. Il a reçu de l’abbé du Lac quelques terres restées désertes depuis le départ des moines du couvent du Lieu exactement un siècle après la fin des conflits. Trois ans plus tard (1307), le seigneur de la Sarraz autorisait l’abbé à recevoir librement des habitants de toutes conditions et de tous pays. Un village apparaît bientôt au pied de la colline du Vieux-Môtier: la villa de Loco qui deviendra Le Lieu. La localité se développe rapidement avec l’arrivée (vers 1330) de plusieurs abergataires venus du pied du Jura et de la plaine.
Les habitants de la jeune localité se constituent en communauté parfois appelée Association des hommes du Lieu. Un document de 1396 est le premier à le signaler. Son territoire communal comprend alors la vallée entière.
– ‘tends voir. T’as dit un drôle de mot, abergataires. C’est du schwytzerdütsch, ou quoi?
– Non, non, les Bernois, c’est pour plus tard. Un abergataire, c’est une personne à qui on a cédé une terre par un contrat de longue durée. Mais ça péclote du côté du couvent du Lac qui décline petit à petit. Jusqu’au jour où François de la Sarraz, à sec, vend la Vallée au comte de Savoie.
– La Vallée est devenue savoyarde?
– Eh, oui! en 1344. Mais le baron désargenté n’avait pas perdu le sens des affaires. Il mit plusieurs réserves à cette vente, dont une constitue les fondements du droit du Risoud toujours en vigueur aujourd’hui. Je vais te lire ce qu’il a écrit à ce sujet. J’ai relevé cette déclaration dans mon agenda, car je la trouve précieuse. La loi sur la circulation routière n’en a pas tenu compte, mais moi, oui. Bref, j’te lis: «Que moi, mes héritiers, mes successeurs, mes gens de la Sarraz et de tout le district du dit lieu, tant ceux qui vivent à présent que leur postérité, nous ayons et nous devions avoir, à perpétuité, notre usage dans les joux, forêts (…)», de la sommité du Mont Risoud à celle du Mont-Tendre».
– La Vallée, française!… Un peu comme aujourd’hui. Pas encore vendue à la France, mais en tout cas conquise par les Français.
– Comme tu dis. Pas pour les mêmes raisons, bien sûr. Et on a encore la croix suisse sur nos drapeaux… Et c’est durant cette période que les colons huguenots sont venus s’installer sur les deux rives du lac Alors que les idées réformatrices bouillonnent un peu partout (xve siècle), on voit les familles Rochat, Berthet (origine des Berney), Aubert, LeCoultre, Capt, Piguet, Mouquin, Dépraz, Audemars et autres s’inscrire dans les registres. Cette période savoyarde a duré un bon pair d’années, jusqu’en 1536, année de la conquête du Pays de Vaud par les Bernois. Une longue période durant laquelle la Vallée s’est économiquement développée. Forges, métallurgie, verreries, scieries, charbonnage (dont le village des Charbonnières leur doit son nom). Plus tard (vers 1740) les lapidaires et l’horlogerie voient le jour. Vers la fin du XVIIIe siècle, les idées révolutionnaires pénètrent à la Vallée. En 1795, le comité directeur du Chenit prend alors le nom de Société des amis de la liberté du Chenit. Des arbres de la liberté sont plantés à la Vallée. À l’autre bout du vallon, au Lieu, les idées révolutionnaires passent beaucoup moins bien, on regrette les Bernois, l’arbre de la liberté y est arraché. Lausanne fait occuper militairement la commune. En 1798 est proclamée la République helvétique: le Pays de Vaud devient le canton du Léman. La France exige un contingent de 18 000 hommes: des Combiers vont mourir sur les champs de bataille d’Allemagne, d’Autriche et de Russie. En 1803, Napoléon impose à la Suisse l’Acte de médiation: c’est l’indépendance vaudoise.
Jean-François Aubert
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Sources :
Le langage combier (Charles-Hector Nicole)
Wikipédia (Vallée de Joux, l’Abbaye, Le Chenit, Le Lieu)
le 05.07.2024
– Enfin libérés des Bernois…
– Y‘z’ont quand même fait deux ou trois bonnes choses. Tiens, par exemple en 1543, y font passer la vallée de Joux sous l’administration du bailli de Romainmôtier, donnent à la commune du Lieu toutes les joux en deçà de l’Orbe et confirment le privilège octroyé par le baron de la Sarraz. Les limites de la forêt sont déterminées pour la première fois en 1627 et le nom de Risoud, qui désignait jusqu’alors la longue crête formant la frontière, sera dès lors celui d’une forêt délimitée par LL.EE. de Berne. Mais la surexploitation menace le massif. Et, en 1646, ces fins stratèges interdisent tout abattage sur une largeur de 300 mètres le long de la frontière «pour motifs de stratégie militaire et pour faciliter la défense du Pays de Vaud». Voilà pourquoi on a un Risoud reconnu aujourd’hui comme étant une des plus grandes forêts d’Europe d’un seul tenant. Et célèbre pour son bois de résonnance très recherché par les luthiers et les facteurs de pianos.. Deux secondes, s’te plaît… à force de parler, j’ai la guerguette sèche… juste que je farte un peu la pente… Là, ça va mieux. Qu’est-ce-que je peux encore te dire?
– Ben, les communes. Tu dis qu’y en a trois: le Chenit, le Lieu et l’Abbaye,
– Nom de sort. J’allais oublier. C’est pour ça que je t’ai fait ce petit historique. Alors, y’a l’Abbaye, le Chenit et le Lieu. Je les cite dans l’ordre alphabétique pace que, bien souvent, on dit le Chenit, le Lieu et l’Abbaye. Bien sûr, en superficie, le Chenit est la plus vaste… mais c’est pas une raison de passer en premier et de presque laisser pour compte les deux autres. Bon, c’est dit. Je reprends. Tu te souviens qu’entre les deux ordres religieux, ça n’allait pas si bien. Et, le 7 octobre 1571, la «Combe-de-L’Abbaye» obtient sa séparation d’avec l’unique commune du Lieu et se constitue en une communauté distincte, la commune de L’Abbaye.
– Et le Chenit? Pis d’abord, y vient d’où ce mot, le Chenit?
– Rien à voir avec le désordre, à l’époque en tout cas. Ce mot apparaît pour la première fois en 1489, alors écrit «Chinit». Y semblerait qu’il dérive du patois «tsneu», qui signifie «branches de foyard sec jetant un vif éclat». On n’en sait pas beaucoup plus, pace que les archives de la Vallée ont quasi toutes brûlé dans l’incendie qui a ravagé une partie du village du Lieu, dont la chapelle saint Théodule qui renfermait ces précieux documents. Mais on sait que ça devait passablement bringuer entre le Lieu et les gens de la tête du lac et que ce «Chinit» s’est détaché de la commune du Lieu en 1646 et devenait indépendant. Alors, tu vois, cette fusion de communes ne tient pas debout. Je sais bien, les temps ont changé, mais l’histoire reste. Et ça va rapporter quoi de fabriquer une grosse usine à gaz, hein?
– Ben chais pas! Pace que chez moi aussi y’a eu fusion. Et j’te dis pas le chenit (!) que ça amène.., on a perdu notre identité culturelle , nos armoiries entre autres, et la détérioration des services publics locaux est en tête de chapitre. Les habitants ressentent une perte de proximité avec les centres de décision locaux et une sensation de distance accrue. A part la réduction des coûts administratifs, je vois pas les avantages…
– Moi non plus. En 2025, on va revenir à la situation de 1396 où y avait qu’une seule commune, celle du Lieu. Et je vois pas pourquoi la grande commune veut s’approprier les deux autres. Pour satisfaire l’égo de certains, se vanter qu’on sera la plus grande commune du canton de Vaud, pour avoir davantage d’argent pour construire des trucs toujours plus grands? Ça me fout en rogne quand je vois ce qu’on autorise de faire au Chenit. Avec une seule commune, y pourront faire n’importe quoi, n’importe où, édifier des horreurs qui te bousillent le paysage et amèneront encore plus de monde dans nos usines et sur nos routes! Non, non et non!
– Ben comme t`y vas. C’est quasiment l’apocalypse. Mais t’as pas tort.
– Et la commune qui a le plus à perdre, c’est bien le Chenit. Aucun lieu-dit ne porte ce toponyme. Donc, dès la fusion, ce nom disparaîtra à tout jamais. Tandis que le Lieu et l’Abbaye sont tout autant noms de communes que de villages et vont perdurer. Tu vois ce que je veux dire…
Jean-François Aubert
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« Chaque fois que vous vous retrouvez à penser comme la majorité des gens, faites une pause et réfléchissez »
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